L'enfance d'un héros
J'ai retrouvé un souvenir de jeunesse, peu glorieux, du magicien du lieu. Je vais l'écrire, probablement par bribes, pendant mes pauses, mais, présentement, je cours au jardinet. Il a plu cette nuit, il est urgent que j'arrose.
13 h 01 : Le billet
Quinze ans. Le héros pénètre dans la salle des pas perdus de la gare de la ville qui héberge son Collège d’Enseignement Général. C’est un samedi, sans heures d’études complémentaires l’après-midi, les lourdes aiguilles de la monumentale pendule affichent 12 h 20. A cette époque, nul n’accède au quai tant que la cabine vitrée qui jouxte la porte, dûment cadenassée, n’est pas occupée par le poinçonneur. Le héros tue le temps en lisant les titres des revues du kiosque, sans y toucher toutefois. En ces temps reculés, on ne touchait pas si on n’achetait pas.
Une femme aborde le héros. Jeune ? Le héros ne sait dire si elle approche la trentaine plutôt que la vingtaine. C’était le temps où le héros regardait la pointe de ses chaussures. Des explications confuses de la jeune femme — elle était plus jeune que la mère du héros, ça il en était sûr — il ressort que celle-ci désire se venger d’un... mari ? amant ? compagnon ? et que l’aide du héros lui sera précieuse pour mener à bien son plan.
La Messaline interprète les borborygmes qui franchissent les lèvres du héros comme un assentiment. L’odieux homme qu’il faut rôtir au grill a donc renvoyé dans ses pénates la dame et il s’agira de lui faire croire que cette dernière s’est bien vite consolée dans les bras d’un autre homme : votre héros !
Le mensonge sera ourdi par voie téléphonique. Le héros ne sait pas téléphoner. Il n’apprendra que vers l’âge de dix-huit ans — c’est d’ailleurs une expérience qui pourra faire l’objet d’un autre billet édifiant. Qu’importe ! La dame composera le numéro après avoir glissé la monnaie adéquate dans la fente du même calibre.
Le héros prend place dans la cabine avec la dame ; elle lui souffle chacune des phrases qui doivent crucifier le vilain. Le héros manifeste un tel don pour la comédie que le bougre infidèle doit encore en rire après plus de quarante ans.
Le poinçonneur à la casquette arrache le héros à son ridicule abyssal avant que son interlocuteur, au bout du fil, ne défaille. Le héros plie ses cliques et ses claques et tend, au préposé, le petit rectangle orangé, sorti de sa poche sans presque trembler ; l’homme examine avec sérieux le titre de transport et le perfore d’un beau petit losange aux diagonales d’égale longueur. L’escalier qui mène au quai numéro deux avale le héros. Le héros avale sa honte et jette dessus un mouchoir qu’il ne soulève qu’aujourd’hui afin d’édifier les foules sur une des expériences fondatrices du mythe.