De la fatigue
J'ai écrit le mot "fatigué" dans une récente réponse à un commentaire.
Avais-je bien le droit d'user du terme ?
Mon père aurait pu, il en repoussait toujours l'idée.
Mon père, ouvrier à la F.A.D.E.I.C., se levait tôt pour aller travailler. Il ne se déplaçait qu'à vélo. Cinq kilomètres environ. Peu de dénivelé. Heureusement, le vélo de mon père n'était pas équipé de dérailleur. Vers 12 h 30, il rentrait déjeuner, à l'époque on disait "manger". Son café avalé, il repartait et ne rentrait que vers 18 h 30. Les samedis et dimanches, pour mettre du beurre dans les épinards il allait "donner un coup de main" chez quelques "Parisiens". On appelait ainsi tous les résidents secondaires : les "Parisiens".
Le soir, à table, on écoutait la radio (quand j'eus dix-onze ans, ce fut la télévision qu'on regarda), mon père repoussait son assiette, croisait les bras sur la table, posait son front sur ses avant-bras et s'endormait. Ma mère lui disait invariablement :
— Gérard, va te coucher, tu es fatigué.
Invariablement, il répondait :
— Je ne dors pas, j'entends tout.
Ma mère couchait les enfants, redescendait, lavait la vaisselle. Dans les premiers temps où je pris conscience de la scène, j'ignorais si mon père montait, à son tour, se coucher ; le matin, il avait disparu bien avant que les enfants ne s'éveillent. Plus tard, quand il nous arriva de regarder la télévision au delà de 20 h 30, nous eûmes l'occasion de partager le programme avec lui, nous, assis sur nos chaises autour de la table et lui, la tête dans ses avant-bras. Quand l'émission était terminée, et que le bruit de nos chaises le tirait de son sommeil, il s'étirait et mentait en assurant qu'il avait tout suivi.
Mon père, le soir, était fatigué. Je ne crois pas, une seule fois dans ma vie, avoir éprouvé cette irrésistible envie de dormir après quelque repas que ce soit. Puis-je, alors oser dire que je me sois fatigué un jour au travail ?