J'ai mis deux sucres dans ta tasse, j'en ajoute un autre ?
Mes grands-parents paternels habitaient sur le plateau de la Beauce et nous dans la vallée de l’Eure. Cinq kilomètres nous séparaient les uns des autres. Nous n’avions pas de voiture, ma mère ne faisait jamais de vélo, quatre sur la bicyclette de mon père, cela aurait fait beaucoup, d’autant que, déjà à cette époque, nous étions cinq. Nous « montions » les voir à pied.
En arrivant, mon père se servait un verre de vin. Je me souviens qu’il était le seul à avoir chaud. Les enfants allaient se perdre dans le grand jardin. Une balançoire qu’avait connue Henri IV achevait de se disloquer à la branche d’un poirier. Nous jouions.
Après la vaisselle, les adultes sortaient ; j’imagine ! la maison était déserte. C’était l’heure où roder dans la cuisine pouvait s’avérer payant. Pas de réfrigérateur, ni de congélateur, personne ne savait ce qu’étaient un sorbet ou une glace ; pas de boite à bonbons non plus, mes grands-parents ignoraient une foule de choses, mais... quand même, une boite de sucres en morceaux dont nous faisions de seyants portefeuilles environ deux fois l’an.
Chez nous, dans la vallée, le pillage de la dite boite permettait de résister aux longs sièges des ennemis Sioux ou Apaches contre nos forteresses de branches et de ficelles que nous construisions dans le petit bois voisin. Chez mes grands-parents — ah ! Grand’Mère comme tu étais rusée ! — un pacte avait été signé entre mes aïeux et les cent-mille ouvrières de la fourmilière qui occupait le foyer de l’antique cheminée désaffectée. « Pissez sur les sucres de la boite, en toute liberté — ce qui découragera les plus téméraires de nos petits-enfants — et en échange nous vous laissons la vie sauve. »
Jamais sucres n’ont paru plus amers que ceux-ci, il fallait toute l’insouciance de l’enfance pour vouloir mordre aux parallélépipèdes empoisonnés à l’acide formique. Étonnez-vous que mon père ait toujours préféré un verre de vin rouge — enfin, un à la fois — au café de sa propre mère. Il aurait pu le boire nature, mais je l’ai déjà dit, dans ma famille on ignorait vraiment beaucoup de choses à l’époque.
Je ne vous raconte pas le vin chaud en hiver ! Mes grands-parents s’étaient habitués au gout de leur réserve, peut-être même s’étaient-ils un peu mithridatisés, ce qui expliquerait l’activité fébrile de mon grand-père qui ne prit sa retraite de garde-champêtre qu’une fois ses soixante-quinze ans sonnés. Il mourut peu après, comme il se doit dans ces cas-là.