On lui versera de l'eau dans sa soupe
M’arrivait-il, petit, de me plaindre d’une contrariété, causée soit par ma sœur aînée soit par mon petit frère, que ma grand-mère, clin d’œil à l’appui, me susurrait :
— Je lui mettrai de l’eau dans sa soupe ce soir.
J’étais consolé.
Plus tard, quand mon petit frère ou ma sœur cadette, née entre temps, allait se plaindre auprès de notre aïeule et qu’elle lâchait « Je mettrai de l’eau dans la soupe de votre grand frère Papistachounet » avec oeillade aux petits et sourire complice au grand benêt, je me flattais de la connivence établie entre nos générations.
Cette semaine, un matin, alors que je me roussissais la pulpe des doigts à la porcelaine bouillante du nouveau bol empli du breuvage amer qui me nourrit quotidiennement et que je me désolais de devoir attendre qu’il refroidisse avant de le porter à mes lèvres pour le vider jusqu’à la dernière goutte, Épouse-Ni-Une-Ni-Deux se saisit d’un pichet — que diable faisait-il sur la table à cette heure matutinale ? — et, sans solliciter mon avis, versa une rasade d’eau claire — et froide — dans mon infusion brûlante.
Je restai interdit de longues secondes. Qu’avais-je donc fait pour mériter un tel châtiment ? Je pensais que c’était une légende juste bonne à calmer les petits enfants contrariés. Épouse-Expéditive venait de verser de l’eau dans ma soupe !
Je contemplai longtemps mon bol ambré, me demandant quel goût allait avoir la mixture. De l’eau dans ma soupe ! La grande aiguille de la pendule approchait du VI, avertissement impératif de l’imminence de l’heure du départ pour l’usine. Je quittai ma chaise.
Douze tours de cadran plus tard, je rentrai, las : le bol n’avait pas bougé, le breuvage était froid mais gorgé d’eau. Je vidai la froide tisane dans l’évier et rinçai son contenant puis allai me coucher sans dîner. N’étais-je pas puni ?