Kou-yage g'and-pè, kou-yage !
Bref moment de panique, ce matin, au réveil.
Bref ! Je n'aime pas épancher mes sentiments, ni mes émotions. Je resserre tout au fond du plus profond des bas-fonds de mon vieux sac.
Bref moment de panique.
Une de mes vertèbres s'est désolidarisée de ma colonne et a roulé entre le corps encore endormi d'Épouse-Alanguie et le mien.
Je l'ai glissée dans la poche de mon pyjama — les nuits sont fraîches — et me suis levé avec peine. J'ignore s'il me manque une lombaire, une cervicale ou une sacrée. J'imagine que, par solidarité, les restantes se sont réparti les rôles après la fugue de l'étourdie et qu'elles refuseront de moucharder. Ne dit-on pas : "muet comme une vertèbre" ? Non ! Tant pis !
Tant qu'il m'en reste plus que de dents !
En vieillissant, on s'accoutume à perdre ses organes. Une vertèbre ! Pour moi, c'est la première.
Le dos me reste un peu raide, je m'y habituerai. On s'habitue à tant de choses.
On devient chauve !
On couronne ses molaires.
Notre cristallin se fossilise.
L'ouïe nous fuit.
Notre peau se parsème de taches de son.
Nos ongles se muent en vieille corne.
Notre sexualité... vous évitez le sujet.
Et on perd une vertèbre au cœur de la nuit.
Habitué à garder pour vous vos misères et états d'âme, vous cachez la péripétie à vos proches. Chacun sa croix !
Cette raideur que vous affichez au petit déjeuner ? Annoncez que vous avez décidé de prendre cet air martial pour amuser votre petit-fils, on vous croira aisément, vous avez la réputation de ne jamais vous comporter comme quiconque. Cela vous sert.
— Kou-yage ! Kou-yage !
Depuis que Mowgli est levé, retentit ce cri dans l'appartement.
J'apprécie que ce petit bonhomme ait pressenti le drame survenu au cours de la nuit et qu'il m'encourage ainsi à supporter l'infirmité.
— Papa, excuse-moi de t'interrompre dans ton écriture, mais n'aurais-tu pas vu ce bulot avec lequel Mowgli jouait près de ton lit, hier soir. Il le réclame depuis son réveil.
— Coquillage ! Mais c'est bien sûr. Euh... peut-être dans la poche de mon pyjama.