-3- Décombres
Les écorchures que les épines recourbées du rosier ont creusées sur les avant-bras de Robert sont profondes. Penser à son dernier rappel contre le tétanos est une préoccupation, bien que réflexe chez le jardinier, plutôt dérisoire quand celui-ci découvre qu’il a probablement cessé de vivre depuis des mois.
Robert est incapable de se souvenir de quoi que ce soit. La voiture est là, intacte, une roue sur le trottoir. Elle porterait les marques d’un accident ! Yvette l’arrête et lui rappelle que le ciel était déjà marqué par la course précipitée du soleil avant leur départ. Elle fronce les sourcils à la recherche de quelques bribes de souvenirs. Combien de rotations la Terre a-t-elle effectuées depuis leur décès ?
Le sang goutte au bout des bras ballants d’un pauvre hère en proie à de profondes interrogations. Naguère, Yvette aurait sorti son mouchoir et gentiment grondé son mari pour sa négligence. Aujourd’hui, elle regarde converger les ruisselets vers les extrémités des doigts. Sur le sol, aucune marque ne témoigne de l’incident. L’hémoglobine se fond dans l’atmosphère avant de toucher le bitume du trottoir.
Comprendre ! Yvette veut comprendre ! Si elle a conservé quelques unes de ses facultés qu’elle les utilise !
— Prête-moi ta montre ! lance-t-elle à son époux accablé.
Il sursaute et constate que cette dernière a dû lui être ravie par les lianes du rosier. Il s’approche du grillage. Yvette le retient et sort son téléphone portable. Il ne fonctionne pas. Qu’importe, son cœur, métronome infaillible, a toujours battu à soixante pulsations par minute.
Maintenant, elle retrouve son esprit de décision. Ce petit bout de femme, Robert en est tombé amoureux lors d’un séjour de vacances en Sardaigne qui aurait tourné à la chienlit sans son intervention. Ils ne se sont même pas quittés dans la mort, c’est dire leur attachement.
Yvette dicte son plan. Elle comptabilisera les battements de son cœur et Robert épiera le retour de la mousse rose sur le pêcher. Six minutes. Six minutes entre deux floraisons printanières. Le calcul a été refait cinq fois. Invariablement six minutes. Trente minutes, c’est cinq années terrestres qui se sont écoulées depuis qu’Yvette a arraché son conjoint à l’emprise de l’agressif végétal.
Avec le trajet aller et retour, voici donc une bonne dizaine d’années qu’ils ont cessé de vivre au rythme de la planète. Peut-être plus !
Le jardin est méconnaissable. Les arbres seuls se distinguent du maquis qui envahit l’espace. La charmille forme une muraille de près de huit mètres de hauteur. L’olivier près des volets clos et décolorés cache une partie de l’entrée. Soudain, le pêcher disparaît. Il n’a jamais existé. Le portail également. Les deux amants perdus osent un pas hésitant en direction du banc de pierre auquel autrefois le pêcher accordait son ombre. Ils s’assoient. La pierre paraît tiède. Elle est ferme. Ils se souviennent des efforts qu’il leur a fallu consentir pour la mener jusque là. La rumeur sourde, que Robert ne perçoit pas, continue à parasiter l’ouïe de sa compagne. Mille et un sons, mixés, unifiés. La quintessence sonore de la ville.
La maison perd son toit. Les solives maîtresses perdurent une dizaine de minutes. Deux ans ! Un clignement d’œil et les fenêtres s’évanouissent, les volets sont tombés depuis longtemps. Une brèche s’ouvre dans le pignon. La charmille n’est plus là, ni l’olivier, ni rien. Le sol est pelé. Là où s’étendait leur maison jaune surgit un bâtiment qu’on pourrait assimiler à une mosquée ou à un établissement thermal. La pierre a disparu. Ils sont toujours assis. Sur un banc. En acier !
Deux heures se sont écoulées. Vingt ans. Sept mille trois cents jours.
— "Pourquoi les enfants n’ont-ils pas vendu la maison ? Laisser une ruine en plein quartier résidentiel !" Robert bute sur tant d’énigmes ! Plus rien ne les rattache au lieu, pourtant le vieux couple attend.
Soudain, émergeant de la rumeur voilée, qui emplit l’espace, retentit une pétarade familière.
Le vélomoteur du petit père Noirot ?
à suivre...