SANS TITRE 6
La nuit s’était incrustée au jardinet.
A genoux devant l’écran de l’ordinateur, je peinais à discerner les petits caractères scintillants. Les douleurs lancinantes qui tordaient mes sinus brouillaient ma vue. Du coude gauche, je barbouillai les postillons dont l’écran se constellait peu à peu. De petits arcs-en-ciel lumineux piquetaient la surface bombée.
Pour quelle mystérieuse raison ma main gauche enserrait-elle le manche d'un tournevis cruciforme ?
Epouse-Aux-Aguets avait dû me demander quelque réparation ne pouvant plus souffrir aucun report.
Hier encore, dévouée et fataliste, elle écopait le lavabo obstrué sans se plaindre.
Sûrement, elle m’avait glissé, parlant fort:
— Le lavabo est toujours bouché. Crois-tu qu’un coup de marteau bien appliqué lui rendra sa santé ?
J’avais dû arrêter son bras — envisager la réfection totale du système d’évacuation des eaux usées du quartier ne me souriant guère ! — et parvenir à la persuader que seul un ouvrier du métier saurait remédier au problème. Le tournevis, brandi pour assoir mon autorité, avait dû rester logé entre deux phalanges sans que je m’en aperçoive.
Alors que je tentais de déchiffrer un consistant bien que microscopique commentaire et que j’avançai le nez près de la surface lumineuse, le mouvement de mon corps entraîna celui de ma main armée.
L’écran vira au sombre.
Je reculai.
— Eh ! Quelle source lumineuse a bien pu provoquer cette éclipse ?
Pas le plafonnier !
Ni les appliques de l’escalier !
Une sourde inquiétude envahit le seul repli de mon cerveau que les agents du R.H.U.M.E. n‘avaient pas encore squatté. La machine serait-elle sensible aux germes dont je l’ensemence à profusion depuis lundi soir ?
Je renouvelai le mouvement.
L’écran renouvela son obscurcissement !
Je reculai.
L’écran reprit son aspect normal (postillons gaufrés sur fond beige !)
J’avançai la tête.
Rien ne se produisit.
J’avançai la main gauche.
L’écran vira au sombre.
Je fus tenté de toucher la surface vitrée de l’outil.
Une peur ancestrale me retint :
- “Touche pas ! C’est caca !”
La liste de tout ce que j’ai évité de toucher depuis cinquante ans, il n’est pas né celui qui la dressera.
Je posai le dangereux instrument dans mon bol de tisane de thym vide.
La pendule, arbitre S.G.D.G., me commanda d’échanger ma ludique activité contre une séance de rêves, qu’à l’avance je savais promise à interruptions fréquentes tant la pile de mouchoirs neufs et en papier qui m’attendait était impressionnante.
L’ancien président de la République Française venait d’emporter son secret dans la tombe. Nul ne saurait qu’il avait empoisonné sa propre sœur, en toute impunité, pour venger une querelle enfantine. Son médecin resterait muet comme une tombe et ses gardes de corps, hiératiques.
J’ouvris un œil !
Illumination !
C’était dimanche dernier que j’avais eu besoin du tournevis pour ôter une grille de ventilation à confier au lave-vaisselle.
J’avais donc oublié de le lâcher depuis... six jours !
Et si, pendant cette période, bravant l’interdit maternel, j’avais quand même touché l’écran de la pointe aimantée — oui, mon tournevis est aimanté — cela expliquerait la défaillance générale de mon système électrique interne et les perturbations auxquelles mon organisme est soumis depuis cette date.
Il fallait que j’en aie le cœur net. Escaladant la montagne de mouchoirs sales, je me traînais vers le dieu Lare moderne. Mon sommeil, persillé d’éclairs de lucidité, m’avait convaincu que je devais, absolument, entrer en contact avec les œuvres internes de l’ordinateur pour réinitialiser mon microprocesseur azimuté.
Sans éveiller Épouse-Alanguie, je m’installai là où vous savez. Dans un instant, j’allai savoir si la zombification était irrémédiable ou réversible.