Petite page de mon journal infime
Moi, je n’ai jamais su travailler aves des gants, me dit-il. Je regarde ses mains : elles sont belles, de longs doigts, peau claire et ridée, des ongles propres et allongés comme des dominos d’ivoire — sans les points. De belles mains. Difficile, à les voir, de deviner la profession que leur propriétaire a bien pu exercer autrefois.
Mon père, lui, les a malmenées ses mains dans dix métiers agressifs : scieur de long, métallo, manutentionnaire, livreur et d’autres encore. Un jour, il a même perforé son majeur droit, avec le concours d’une perceuse à colonne, gentille auxiliaire zélée d‘ordinaire et distraite une seconde ; un chirurgien méticuleux, en gants blancs, le lui a rafistolé avec sérieux et au point de surjet. Il les a torturées, et aujourd’hui qu’elles ne lui servent plus qu’aux menues activités quotidiennes, il les a douces et blanches.
Mais ce n’est pas mon père qui jette un regard narquois sur mes gants de chantier. Je ne le connais pas ce retraité avec qui je contribue à installer ces barnums pour la fête du village. Le métal des poteaux et traverses est froid et dégoulinant ; les lourdes toiles à tendre au faîte des charpentes, glissantes ; le parquet abrite bien quelques échardes sournoises.
J’ai enfilé mes gants.
Pas de chute. Pas de morale. Pas de « bien m’en a pris ». Pas de pirouette. Pas d’ongles arrachés, ni chez l’un ni chez l’autre. Voilà, lui, n’a jamais su travailler avec des gants et il le fait savoir, et moi, j’ai enfilé les miens et je le fais savoir. C’est proche du degré zéro sur l’échelle de l’intérêt. Proche. On y travaille, on y travaille !