— Frrrtttt, fit le lièvre
Je lisais probablement bien, la maitresse d’école m’avait fait sauter le CE1. Pas que j’eusse été un surdoué — au village, on n’avait pas encore inventé le concept — je lisais bien et calculais de même. Je veux supposer qu’au pays des aveugles un borgne devait être roi ; tous les ans, un petit groupe d’élèves se voyait imposé le saut de classe. Une pratique locale ? Mes parents n’avaient rien demandé. J’étais en CE2. Madame Thénaud nous faisait lire. Quel mortel ennui ces séances pendant lesquelles, chacun à notre tour, nous « lisions » le même texte jusqu’à la nausée. La nausée ? Le rêve ! Je partais. Madame Thénaud avait un don : elle repérait les rêveurs comme d’autres les coins à champignons. — Papistachounet, à toi ! Retour sur terre. Répéter les derniers mots « ânonnés » par le camarade précédent pour donner l’illusion à la maitresse que l’on suivait l’intrigue si éventée par tant de répétitions hésitantes et balayer des yeux la page aux caractères bistres afin de reprendre le fil interrompu. Enchaîner. Se féliciter d’avoir échappé à la punition promise aux lunaires lecteurs. Mais le lièvre, donc ? Ce jour-là, nous étions debout près du bureau, notre livre entre les mains. Nous ? Un petit groupe. Les autres ? Occupés à quelque tâche d’écriture ou de copie ? Nous « lisions ». Mon tour arrive. Je bute sur « Frrrttt… ». Je coince. Ce mot-ci n’est point dans mon répertoire ! Diable, sans voyelle point de salut. C’est que, Maitresse, je ne sais pas encore le bruit du lièvre qu’on dérange… — Allez Papistachounet, c’est à toi ! Rien. Ce lièvre-ci avait dû vaincre sa crainte et restait tapi dans l’herbe. Je n’ai pas pu le forcer à bondir. La maîtresse a dû me rétrograder de quelques places dans son panthéon ; elle est passée à un autre lecteur qui aura mieux maitrisé les vibrations de sa langue que moi. Les volets de sa maison étaient verts. Il lui suffisait de traverser la rue pour se rendre dans sa classe. Ce n’était pas un logement de fonction, elle y est restée une fois sa retraite atteinte. Collégien puis lycéen, pour me rendre à la gare, je passais entre mon ancienne école et la maison de madame Thénaud. J’ai vu vieillir la dame, une canne accompagner ses promenades, son dos se voûter, ses pas ralentir. Je n’ai jamais pu trouver de prétexte pour lui montrer combien j’avais progressé. Je ne sais pas si ça lui a manqué. A moi, si !