C'est quoi, déjà, le contraire d'un achat compulsif ?
Horreur et putréfaction, j’ai oublié comment on s’y prend pour acheter un livre. Tout commence samedi. Avec Épouse-A-Mon-Bras, je me rends dans la plus grande librairie du chef-lieu du département. L’Esperluette. Épouse-Je-Lâche-Ton-Bras fait son choix, hésite, me demande conseil :
— Prends les deux ! Si tu hésites, prends les deux !
Elle est sortie avec trois.
Moi, la tête me tourne.
— Tu n’as rien trouvé ?
— Non !
Épouse-J’ai-Repris-Ton-Bras me conseille d’aller dans cette ancienne coopérative dont le créateur, ami de Trotski, vient de mourir. Même étouffement. Je sillonne les allées, les espaces, explore les consoles, les rayonnages. Je repars bredouille.
C’était samedi. Hier, mercredi, des obligations médicales nous ramènent à la ville.
— J’en ai pour plusieurs heures, il fait beau, va te promener.
J’embrasse Mamoune. Mes pas me guident vers l’Esperluette.
J’ai tout mon temps. Rien.
Après tout, à l’ancienne coopérative, le choix est-il plus vaste ? J’y déplace mes tristes oripeaux. J’ai tout mon temps. Je reconnais des dizaines de titres, que je n’ai jamais lus, mais que j’ai croisés chez l’un ou l’autre d’entre vous. Même chose pour des auteurs au nom devenu familier par le même biais. Je ne parviens même pas à saisir le livre, le porter vers mon visage, le retourner pour lire la quatrième de couverture. Mes lunettes ne quittent jamais le haut de mon nez, ce n’est pas la raison. Rien.
Il existe bien une autre librairie, mais elle s’est spécialisée dans la papeterie. Et si j’achetais un grand cahier à couverture rouge ? Je pourrais écrire ce livre que je ne parviens plus à acheter.
Je n’ai même pas su retrouver la rue où elle se terre.
En retournant à l’hôpital où Épouse-Rien-Qu’avec-Ses-Deux-Bras m’attendait, une idée sombre me traverse la tête (ou le crâne) : un jour, je m’apercevrai que je ne sais même plus lire.