NEUF LIVRES
Je me suis vanté de pouvoir raconter le souvenir que j’ai de ma naissance.
Vantard !
En fait, c’est du souvenir de ce souvenir qu’il s’agit.
Nuance ! Mais vantardise encore !
Je jette au panier toutes les versions que je griffonne depuis dimanche.
Ordre chronologique ?
Retour en arrière ?
Souvenirs entrecroisés ?
Je jette tout.
C’est difficile. Ce n’est pas de la fiction.
Ma sœur aînée lisait beaucoup. Chaque fois que je le pouvais, je m’emparais de ses livres.
Quel rapport ?
Je pesais neuf livres à la naissance. Maman le disait souvent.
Quel rapport ?
Longtemps, enfant, j’ai joué dans la grange à foin. C’étaient de longs après-midi emplis de rires et de douceur. La grange était couverte, il y faisait sombre. Certainement une lucarne devait-elle distribuer une chiche lumière, j’ai oublié. Chaud ! Il y faisait chaud. Le foin sentait incroyablement bon. Ah ! ces après-midi !
Seulement, arrivait toujours un moment où je devais quitter mon douillet repaire.
Maman m’appelait-elle ?
Avais-je conscience qu’il était l’heure ?
Je cherchais, entre les ballots empilés, les interstices par lesquels me glisser pour obéir à l’appel. La lumière du jour n’y parvenait pas. Invariablement, je sentais monter l’angoisse alors que le tunnel dans lequel je m'étais faufilé enserrait mes épaules et comprimait ma poitrine..
Ma sœur — appelons-la Camille !— cachait certains livres pour qu’ils échappent à ma curiosité. La maison était petite et les cachettes rares. “La religieuse” de Diderot connut le havre de la soupière de Grand-Mère. Cacher un livre sur la religion, Camille était folle ! J’étais déjà athée. “Introduction à la psychanalyse” de Sigmund Freud m’a, à jamais, interdit l’accès à la grange à foin. La soupière était déjà occupée !
Nous n’avions pas de grange à foin. Papa était ouvrier, pas agriculteur !
Neuf livres ! Quatre kilogrammes cinq cents. Maman me le disait souvent. L’accouchement fut difficile. Maman a souffert. La sage-femme poussait au derrière du gros bébé.
Ne me reste plus que le souvenir de ces rêves. Ces rêves si agréables qui s’interrompaient toujours de la même façon. Ce lent cheminement vers la sortie. Ce rétrécissement qui m’étouffait et me faisait m’éveiller en sueur.
Après la lecture du père Freud, j’ai longtemps lutté pour refaire, ne serait-ce qu’une fois, ce rêve, qui me faisait mal mais que j’aimais tant. Mais la démonstration de Sigmund avait mis un point final à l‘accouchement. C’était terminé ! C’est terminé !
Une autre fois, si vous vous tenez bien, mais alors vraiment bien, je vous dirai comment j’ai phagocyté mon jumeau et comment j’ai cessé de creuser le sol de la cave pour y retrouver les ossements du bébé que j’y avais enfouis.
Nous n’avions pas de cave à la maison. Ça ! vous l’aviez deviné.
Neuf livres !